CEDEP - XVI séminaire annuel
Démocratie et santé mentale
Bucarest, 17-20 mai 2007
LES ENJEUX ETHIQUES ET POLITIQUES DE LA SANTE MENTALE EN
ITALIE
Mariella
Genchi[1]
Vingt-neuf ans se
sont écoulés depuis
Cette loi a
représenté l’étape finale d’un cycle d’histoire du mouvement italien qui avait
commencé 17 ans auparavant, avec l’expérience de Franco Basaglia à Gorizia,
lorsque en 1961 il prît la direction de l’hôpital psychiatrique de cette ville.
Ce mouvement qui a pris, en 1973, le nom de Psichiatria Democratica, a traversé
et a été traversé par les luttes et les mouvements sociaux qui ont été à la
base du développement de la démocratie de ces années-là.
Aujourd’hui encore,
après 45 ans, cette histoire représente un élément de force pour affronter les
problèmes liés à la nouvelle organisation de type managériale de la santé. Elle
représente un élément de continuité dans la défense des droits des patients
psychiatriques et dans la lutte pour maintenir un système démocratique de
soins, s’opposant aux différentes tentatives de contre-réforme qui ont
caractérisé l’histoire italienne.
C’est un point de
repère également lorsque l’on veut communiquer à d’autres, en Europe, l’importance
d’une assistance psychiatrique qui ne se fonde plus sur l’existence des asiles
et la ségrégation des individus.
C’est une histoire
unique par la radicalité des transformations auxquelles elle a donné lieu, une
histoire en partie connue et en même temps si riche et complexe qu’il devient
difficile de la synthétiser.
Un aspect fondamental
du travail de Basaglia et de l’équipe de Gorizia a consisté dans le fait de
refuser les idéologies de modernisation de l’asile et d’entreprendre dès le
début une critique de l’«institution totale». L’attention est focalisée sur ce
que l’asile produit dans la vie d’individus qui, au nom d’une maladie qui
présuppose la dangerosité sociale, sont séquestrés et privés de la liberté et
de la dignité humaine.
Il s’est agit d’une
praxis critique qui, comme l’affirme Basaglia dans un texte important de 1980
écrit peu avant sa mort, «a rendu explicites les connivences existant entre le
savoir psychiatrique et les règles de l’organisation sociale, entre les
pratiques d’expulsion et de contrôle des comportements déviants…».[2]
Cette critique investit également le modèle de la maladie comme organisation
clinique.
Dans la même période,
Michel Foucault qui, par une sorte de coïncidence synchronique, avait écrit
«Histoire de la folie» en 1961, analysait le pouvoir psychiatrique comme
pouvoir disciplinaire «dont sa propriété fondamentale est de fabriquer des
corps assujettis».[3]
A Gorizia les
psychiatres et les autres professionnels prennent conscience de leur rôle
d’exécutants de l’idéologie dominante et refusent le mandat de contrôle social
qui leur est confié. Ce refus est à la base de l’alliance avec les internés et marque
le commencement d’un parcours de transformation institutionnelle qui, en
passant par la «communauté thérapeutique», mènera à l’abolition de l’asile: les
malades sont déliés, les portes sont ouvertes, les grilles sont abattues.
C’est à ce
moment-là que se transforme la relation soignant-soigné et que se construisent
des rapports de pouvoir réciproques. Comme le dit Basaglia, «Si le malade était
d’une certaine façon obligé d’interagir et de participer à l’organisation
collective, le psychiatre et l’infirmier devaient à leur tour se soumettre à
une pédagogie du risque, à un défi authentique aux pouvoirs de l’autre, à
assumer concrètement leurs propres responsabilités dans la relation. De cette
manière, la critique à l’autorité latente du médecin, dans la communauté
thérapeutique, se solde par l’attribution au patient d’un pouvoir contractuel
qui, dans l’espace fermé de l’asile, est lié à son statut de malade».[4]
Dans cet écrit,
sont énoncés les fondements qui sont à la base du projet du mouvement
anti-institutionnel de l’époque et du mouvement de Psichiatria Democratica
d’aujourd’hui, c’est-à-dire de se constituer comme pratique démocratique
réelle.
Le passage de la
logique de tutelle à celle du pouvoir contractuel du patient est un point
crucial parce qu’il crée une rupture dans les rapports de dépendance, tant à
l’intérieur de la relation thérapeutique que dans le rapport avec les
institutions et les services, et dans un sens plus large, avec le social.
Dès le départ, Basaglia
a mis en évidence que le malade, une fois libéré de la contention physique et
de la force qu’il pouvait pour le moins contraster par ses excès, risquait de développer,
par un sentiment de gratitude, «un rapport d’assujettissement total et de
dévouement à celui qui [l’a libéré et qui], du haut de sa «bonté» et de son
statut, se dédie à lui, l’écoute et ne lui refuse jamais rien».[5]
Car, «dans l’élan
du changement, comme l’affirme encore Basaglia, on risque sans cesse de tomber
(…) dans les pièges et dans l’auto-illusion du paternalisme thérapeutique: les
chaînes des «bonnes dépendances», [et] le patient continuera à percevoir la
liberté, dont il sent la présence, comme quelque chose qui vient du dehors et
non comme le résultat de sa conquête ».[6]
Il est nécessaire
de poursuivre ce parcours dans la vie réelle, dans l’organisation sociale dont
le malade mental a été expulsé.
La phase de
transition de l’asile au territoire, dans un travail en dedans/en dehors de
l’institution fût réalisée jusqu’au bout à Trieste, où Basaglia prît la
direction de l’hôpital psychiatrique en 1971 et où, en 1977, bien avant la loi
180, l’asile avait été démantelé grâce également au soutient des élus locaux.
C’est ainsi que naissait une forme d’assistance sur le territoire avec la
création de Centres de santé mental dans les quartiers des villes, ouverts 24
heure sur 24, et de maisons appelées «groupes appartement» où les patients
pouvaient recommencer à vivre et à habiter.
La loi 180 codifie
la création des services psychiatriques territoriaux au niveau national, mais
l’application concrète de la loi a rencontré pendant de nombreuses années des
résistances tant de la part des élus que de l’establishment psychiatrique. D’ailleurs, la loi de réforme
psychiatrique a été appliquée de manière très inégale sur le territoire
national.
Comme l’affirme
Rocco Canosa, président national de Psichiatria Democratica, dans sa conférence
inaugurale au trentième anniversaire de Psichiatria Democratica, «une phase
difficile s’ouvre ainsi dans laquelle les services les plus engagés sur le
front anti-institutionnel doivent à la fois continuer à lutter dans de
nombreuses parties d’Italie contre la persistance des asiles et inventer de
nouvelles institutions. La lutte contre l’asile, surtout dans le sud de
l’Italie, est intense et exténuante. Il faut s’opposer aux administrateurs des
asiles publics et privés, aux groupes de pressions politiquement transversaux
qui font de la spéculation sur la peau des pauvres fous… Les années ’80 voient
ainsi l’affirmation de l’engagement pour la construction des nouveaux services
de santé mentale».[7]
C’est dans le cadre
de cet engagement que s’accentuent les contradictions émergeant du travail des opérateurs
sur le territoire. Ces derniers sont en effet appelés en première personne à
assumer concrètement la responsabilité des patients, à travers une œuvre
difficile de médiation entre les besoins des usagers et les mécanismes de
défense de la société.
Il apparaît toujours
plus que des problèmes apparemment psychiatriques, cachés derrière les
symptômes, concernent en réalité la question de la pauvreté: pauvreté
matérielle, de liens affectifs, d’espaces de sociabilité.
Dans son nouvel espace d’intervention, le territoire, la psychiatrie continue, par le mandat thérapeutique qui lui est propre, à occulter les contradictions d’une organisation sociale qui produit de la pauvreté, de l’émargination et de l’exclusion.
Aujourd’hui, en
Italie, dans la plupart des services, on néglige, au niveau de la pratique, le
lien entre l’insécurité sociale et la maladie. Dans le cadre du démantèlement
du welfare opéré par les politiques
néolibérales, les conditions d’insécurité liées au manque et à la précarité du
travail frappent un nombre grandissant de personnes. La condition de mal-être qui
en découle ne peut pas être séparée de l’organisation sociale qui la produit
pour être confiée aux professionnels qui se bornent à la légitimer et à la
naturaliser en l’objectivant comme simple maladie.
Le mouvement
anti-institutionnel italien a dévoilé la fonction de contrôle sur la
marginalité que la psychiatrie asilaire avait assumée au cours de son histoire.
Le mouvement de Psichiatria Democratica dénonce aujourd’hui les nouvelles
formes d’institutionnalisation qui surgissent à l’intérieur de la santé mentale
et, plus en général, à l’intérieur du champ socio-sanitaire. La nouvelle
situation est dominée par des discours et des dispositifs qui, au nom de la
santé et de la sécurité, réduisent les espaces d’autonomie des personnes,
transformées en boîtes à facteurs de risque.
La question des
droits et de la lutte contre l’exclusion, depuis toujours au cœur des
préoccupations de Psichiatria Democratica, se pose de nouveau comme un enjeu
démocratique large et fondamental, dans une situation caractérisée par les
problèmes de l’immigration et par l’augmentation des inégalités sociales. Le
nombre des exclus ne cesse de grandir et la réponse qui est donnée aux
problèmes des gens âgées, des toxicomanes, des immigrés, des jeunes, s’inscrit
de plus en plus dans la logique d’une nouvelle institutionnalisation. Le même
destin touche les «fous» qui sont «placés», peut-être à jamais, dans des
logements protégés et souvent soumis à des processus de mortification et de
chronicisation.
En même temps, les
Centres de Santé Mentale ont développé un style de travail de plus en plus
technicisé et spécialisé, soucieux surtout d’offrir des prestations ponctuelles
et limitées. Dans une situation où les ressources économiques et humaines sont déficitaires,
les services institués par la reforme se transforment en de simples
dispensaires où les patients attendent de recevoir leur thérapie
pharmacologique, leur visite psychiatrique et, s’ils ont de la chance, leur
psychothérapie.
Ce travail
clinique, même s’il est de bonne qualité (ce qui est loin d’être le cas), se produit
dans une logique de separation, au contraire de la richesse qui a caractérisé
pendant des années les actions menées avec les patients dans un travail de
promotion de la santé et de transformation réelle de leurs conditions de vie.
Ce qui prévaut
aujourd’hui c’est une culture de la séparation des interventions, soutenue par
une logique de partage des «domaines de compétence» lorsque les différents
services socio-sanitaires travaillent ensemble. Les services de santé mentale
sont toujours plus dépourvus des ressources nécessaires pour réaliser des
projets qui visent les besoins des personnes et qui investissent sur des
parcours de socialisation, de formation au travail, d’insertion, de création
d’associations et de groupes des self-help
des patients et des familles, des parcours où se crée la possibilité effective
pour les patients d’exercer un pouvoir contractuel.
Pourtant,
aujourd’hui, en Italie comme en Europe, les programmes de santé mentale
soulignent l’importance de la dimension territoriale, valorisent les ressources
sociales, parlent sans cesse d’inclusion sociale. Néanmoins, tout cela doit être
concilié avec la logique de la governance.
Celle-ci met l’accent sur la productivité et sur l’amélioration des programmes
de santé tandis qu’il s’agit en réalité d’équilibrer le budget: c’est
précisément ce qui se passe en Italie avec la gestion managériale de la santé
par les Entreprises Sanitaires Locales (Aziende Sanitarie Locali).
Dans une société
néolibérale où domine le culte de l’efficience, où l’on ne parle de ressources
humaines que dans les termes de la compétition économique (les ressources dites
«intangibles», le soi-disant «capital humain»), quelle est la place réservée aux
gens démunies de ces ressources «bio-économiques» et qui sont censés avoir «un
capital humain déficitaire ou mauvais»?
Notre critique doit
être aussi attentive à la manière ambiguë avec laquelle les services mettent en
relation les droits et la tutelle: en effet, derrière la défense du plus
faible, peut se cacher la vieille logique de l’invalidation des patients.
Il s’agit d’une
forme de «tutelle» dans laquelle on fait taire l’expression subjective du
besoin et de la souffrance, dans laquelle la possibilité du «soigné» de
proposer, de contracter et de négocier est réduite voire inexistante.
C’est là la vrai
différence entre, d’une part, les «bonnes pratiques» dont l’importance est sans
cesse rappelée mais qui, en réalité, risquent de favoriser une inclusion
sociale entendue comme «bonne adaptation» de l’assisté/soigné et, d’autre part,
les pratiques fondées sur une «participation concrète» des patients qui
assument un pouvoir décisionnel et qui sont libres d’exprimer leur subjectivité,
également par le désaccord et le conflit.
Le conflit, comme
expression subjective du besoin, du dissentiment et de l’auto-détermination de
la personne, devient un élément de «trouble» qui ne trouve pas sa place et qui
doit être neutralisé: il n’est qu’une simple revendication qui gâche les
énergies humaines et économiques de l’organisation sanitaire.
Cette
neutralisation du conflit ne fait pas partie de notre culture. Basaglia a tout
de suite reconnu dans les patients les plus agressifs internés dans l’asile ce
noyau irréductible du sujet avec lequel il fallait s’allier pour construire un
projet de libération. Aujourd’hui, il y a en Italie des services de santé
mentale où les usagers et les familles sont véritablement protagonistes,
c’est-à-dire où ils exercent le droit d’avancer des propositions propres et
autonomes qui peuvent aussi contredire celles des professionnelles.
Il s’agit de
services ouverts et accessibles qui deviennent aussi des lieux de
socialisation, qui favorisent les expériences d’entraide (self-help), qui stimulent la création de coopératives sociales, qui
valorisent les réseaux informels. Il s’agit de maisons et de groupes-appartements
de petites dimensions parfaitement intégrés dans le contexte urbain. Il s’agit
de nouveaux sujets de droit qui s’affirment comme associations d’usagers et de
familles.
Aujourd’hui, l’UE s’intéresse à la santé mentale. Le livre vert (octobre 2005) pose comme priorité la désinstitutionalisation des services psychiatriques et la création de services de santé mentale dans la communauté. Dans votre pays aussi l’exigence de créer un système démocratique de l’assistance psychiatrique est très forte. En ce sens, l’Italie peut représenter encore un point de repère, mais il est nécessaire de continuer à réfléchir sur les pratiques de santé mentale et sur l’organisation des services.
Psichiatria
Democratica ne peut que continuer à être attentive et critique par rapport aux
logiques de la programmation et de la gestion qui cultivent l’illusion de
pouvoir contrôler ou occulter les conflits sociaux à l’intérieur de nouveaux paradigmes
techniques et scientifiques. C’est pourquoi nous entendons réaffirmer le
« goût » des contradictions ; c’est pourquoi nous sommes décidés
à poursuivre, malgré les difficultés, une psychiatrie et une santé mentale
fondées sur une pratique démocratique réelle.
Au nom de
Psichiatria Democratica, je remercie les collègues du CEDEP et les amis roumains
pour cette opportunité de réflexion et d’échange.
[1] Psychologue, Italie, Membre de la direction nazionale de Psichiatria
Democratica
[2] Basaglia F., Gallio G., la vocazione terapeutica. Per un’analisi critica alla “via italiana”
alla riforma psichiatrica (1950-1978) in Aa.Vv., Salute mentale. Pragmatica e complessità, 2 voll., a c. di
Debernardi, R. Mezzana, B. Norcio, Centro Studi e ricerche regionale per la
salute mentale, Regione Friuli-Venezia Giulia, Trieste 1992,p.560
[3] Foucault M., Le pouvoir
psychiatrique, Seuil/Gallimar, Paris, 2003,p.57
[4] Basaglia F., Gallio G., cit., p. 561
[5] Ivi, p. 561
[6] Ivi, p. 561
[7] Canosa R. Psichiatria
Democratica ha trent’anni : la storia, le battaglie contro l’esclusione,
le lotte per i diritti, i nuovi impegni, Convegno Psichiatria Democratica-
Trent’anni, Matera, nov. 2003